La société Bwin se voit refuser par le Conseil d'Etat sa demande d'annulation du monopole sur les loteries, détenu par la Française des jeux. L'argument selon lequel Bwin exploite déjà des jeux de loterie dans d'autres pays, membres de l'Union européenne, n'est pas recevable. Cet élément ne peut pas remettre en cause les objectifs fixés à la FDJ.
Conseil d'État
N° 321920
Inédit au recueil Lebon 5ème et 4ème sous-sections réunies
M. Christian Vigouroux, président
Mme Anissia Morel, rapporteur
M. Jean-Philippe Thiellay, rapporteur public
LE PRADO, avocats
Lecture du vendredi 30 décembre 2011
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la requête, enregistrée le 27 octobre 2008 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentée pour la SOCIETE BWIN INTERACTIVE ENTERTAINMENT AG, dont le siège est Börsegasse 11 à Vienne (1010), Autriche ; la SOCIETE BWIN INTERACTIVE ENTERTAINMENT AG demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler la décision implicite de rejet du Premier ministre résultant du silence gardé sur sa demande formulée le 26 juin 2008 tendant à l'abrogation du décret n° 78-1067 du 9 novembre 1978 relatif à l'organisation et à l'exploitation des jeux de loterie autorisés par l'article 136 de la loi du 31 mai 1933 et l'article 48 de la loi n° 94-1163 du 29 décembre 1994 ;
2°) d'enjoindre au Premier ministre de procéder à l'abrogation du décret n° 78-1067 du 9 novembre 1978 ;
3°) d'enjoindre en conséquence au ministre du budget de procéder à la résiliation de la convention visée à l'article 3 du décret n° 78-1067 du 9 novembre 1978 ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 10 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la Constitution, notamment son Préambule et l'article 55 ;
Vu le traité du 25 mars 1957 instituant la Communauté économique européenne devenue la Communauté européenne ;
Vu la loi du 31 mai 1933 ;
Vu la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
Vu la loi n° 94-1163 du 29 décembre 1994 ;
Vu la loi n° 2010-476 du 12 mai 2010 ;
Vu le décret n° 78-1067 du 9 novembre 1978 ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Anissia Morel, Auditeur,
- les observations de Me Le Prado, avocat de la SOCIETE BWIN INTERACTIVE ENTERTAINMENT AG,
- les conclusions de M. Jean-Philippe Thiellay, rapporteur public ;
La parole ayant été à nouveau donnée à Me Le Prado, avocat de la SOCIETE BWIN INTERACTIVE ENTERTAINMENT AG ;
Sans qu'il soit besoin de statuer sur les fins de non-recevoir opposées à la requête ;
Considérant que la SOCIETE BWIN INTERACTIVE ENTERTAINMENT AG demande l'annulation de la décision implicite de rejet du Premier ministre résultant de son silence gardé sur sa demande tendant à l'abrogation du décret n° 78-1067 du 9 novembre 1978 relatif à l'organisation et à l'exploitation des jeux de loterie ;
Sur le cadre juridique du litige :
Considérant que l'autorité compétente, saisie d'une demande tendant à l'abrogation d'un règlement est tenue d'y déférer soit que ce règlement ait été illégal dès la date de sa signature, soit que l'illégalité résulte de circonstances de droit ou de fait postérieures à cette date ;
Considérant qu'aux termes de l'article 49 du traité instituant la Communauté européenne dans sa rédaction en vigueur à la date du refus d'abrogation du décret du 9 novembre 1978 : Dans le cadre des dispositions ci-après, les restrictions à la libre prestation des services à l'intérieur de la Communauté sont interdites à l'égard des ressortissants des Etats membres établis dans un pays de la Communauté autre que celui du destinataire de la prestation (...) ;
Considérant qu'une législation nationale autorisant les jeux d'argent de façon limitée ou dans le cadre de droits spéciaux ou exclusifs accordés ou concédés à certains organismes, en ce qu'elle restreint l'exercice d'une activité économique, porte atteinte à la libre prestation de services ; que, toutefois, une telle atteinte peut être admise au titre des mesures dérogatoires prévues par le traité ou si elle est justifiée par des raisons impérieuses d'intérêt général, telles que les conséquences moralement et financièrement préjudiciables pour l'individu et la société susceptibles de résulter de la pratique des jeux de hasard ; que, même justifiée, l'entrave ne peut, ainsi que l'a jugé la Cour de justice de l'Union européenne, être acceptée que si les mesures restrictives sont proportionnées à la réalisation des objectifs invoqués, c'est-à-dire si elles sont propres à garantir ces objectifs et si elles ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour les atteindre ; qu'ainsi que l'a relevé la Cour par ses arrêts n°C-42/07 du 8 septembre 2009 et n°C-212/08 du 30 juin 2011, un Etat membre cherchant à assurer un niveau de protection particulièrement élevé des consommateurs de jeux de hasard peut être fondé à considérer que seul l'octroi de droits exclusifs à un organisme unique soumis à un contrôle étroit des pouvoirs publics est de nature à permettre de maîtriser les risques propres à cette activité et de poursuivre une politique efficace de lutte contre le jeu excessif ; que, dans ce cas, il incombe au juge de rechercher si les contrôles étatiques auxquels l'organisme bénéficiant d'un droit exclusif est soumis sont effectivement mis en oeuvre de manière cohérente et systématique pour atteindre les objectifs qui lui sont assignés et si la politique menée par celui-ci, si elle peut impliquer l'offre d'une gamme de jeux étendue, une publicité d'une certaine envergure et le recours à de nouvelles techniques de distribution, n'est pas pour autant expansionniste ;
Considérant qu'en vertu des dispositions de l'article 1er du décret du 9 novembre 1978 relatif à l'organisation et à l'exploitation des jeux de loterie autorisés par l'article 136 de la loi du 31 mai 1933 et l'article 48 de la loi de finance rectificative pour 1994, (...) il peut être proposé au public une offre de jeux de loterie qui doit respecter les objectifs suivants : / - assurer l'intégrité, la sécurité et la fiabilité des opérations de jeux et veiller à la transparence de leur exploitation ; / - canaliser la demande de jeux dans un circuit contrôlé par l'autorité publique, afin de prévenir les risques d'une exploitation des jeux d'argent à des fins frauduleuses ou criminelles et de lutter contre le blanchiment d'argent ; / - encadrer la consommation des jeux afin de prévenir le développement des phénomènes de dépendance. / Les jeux de loterie ne peuvent être vendus aux mineurs, même émancipés (...) ; que le titre II du décret du 9 novembre 1978 confie l'organisation et l'exploitation des jeux de loterie à une entreprise publique constituée sous forme de société anonyme, dénommée La Française des jeux, dont les statuts sont approuvés par le ministre chargé du budget et le ministre chargé de l'économie et des finances ; que cette société doit exercer sa mission conformément aux objectifs mentionnés à l'article 1er du décret du 9 novembre 1978 ; qu'elle est soumise au contrôle économique et financier de l'Etat ; qu'à la date de la décision attaquée et en vertu des dispositions combinées de l'article 19 du décret du 9 novembre 1978 et de l'article 19 du décret du 1er avril 1985, un comité dénommé comité consultatif pour la mise en oeuvre de la politique d'encadrement des jeux et du jeu responsable, placé auprès du ministre chargé du budget, auquel, depuis l'intervention de la loi du 12 mai 2010 relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation des jeux d'argent et de hasard en ligne s'est substitué un comité consultatif des jeux ayant les mêmes missions, était compétent pour prescrire la réalisation d'études, conseiller le ministre dans la mise en oeuvre de la politique d'encadrement des jeux exploités par la Française des jeux et contrôler sa conformité aux objectifs fixés à l'article 1er du décret ;
Sur l'atteinte à la libre prestation de services :
Considérant que ces dispositions, qui réservent l'exercice de l'activité économique que constitue l'exploitation des jeux de loterie sur le territoire national, y compris par Internet, à une entreprise publique, si elles n'instaurent pas d'inégalité de traitement susceptible de défavoriser les entreprises ayant leur siège dans d'autres Etats membres de l'Union européenne, dès lors qu'elles s'appliquent indistinctement à tous les opérateurs susceptibles de proposer des jeux de loterie, quelle que soit leur nationalité, peuvent cependant être de nature à limiter, pour les prestataires de service ressortissants d'un des Etats membres de l'Union européenne ou installés à l'intérieur de celle-ci, la libre prestation de services que constitue l'exploitation des jeux de hasard ;
Considérant, toutefois, que ces dispositions ont pour objet la protection de l'ordre public par la lutte contre la fraude, la prévention des risques d'une exploitation des jeux d'argent à des fins criminelles et la prévention des phénomènes de dépendance ; que ces objectifs peuvent constituer des raisons impérieuses d'intérêt général susceptibles de justifier des restrictions quant aux opérateurs autorisés à proposer des services dans le secteur des jeux de loterie ;
Considérant que du fait des objectifs qui sont assignés à La Française des jeux et des modalités du contrôle qui sont exercées sur elle, la restriction de l'offre des jeux de loterie imposée par le décret litigieux doit être regardée comme étant propre à garantir la réalisation des objectifs poursuivis, alors même que cette société développe une politique dynamique d'adaptation de son offre de jeux ; qu'à la date d'intervention de la décision attaquée, d'une part, les restrictions imposées ont pour effet une progression limitée de l'offre de jeux de loterie commercialisés par le réseau de détaillants de la Française des jeux, et nettement inférieure à ce qu'elle serait en cas d'ouverture à la concurrence de ce secteur ; que, d'autre part, les contraintes auxquelles cet opérateur était soumis visaient à contrôler l'offre de jeux proposés tant en nombre qu'en contenu, à l'obliger à réagir par des mesures correctrices dans les cas où était constaté le développement de pratiques excessives ou dépendantes provoquées par certains types de jeux, à encadrer sa politique de promotion et de publicité par un plafonnement de son budget dédié à ces dépenses à 1% de son chiffre d'affaires, et à limiter l'addiction au jeu par la fixation d'un taux de retour des mises aux joueurs à un niveau sensiblement inférieur à celui pratiqué par d'autres opérateurs de jeux ; qu'enfin, des mesures destinées à contrôler l'accès des joueurs, en particulier des mineurs, aux jeux de loterie, et à informer le public sur les risques de dépendance lui étaient imposées et qu'il était soumis à des règles strictes ayant pour objet d'assure la sécurité des jeux, leur transparence financière et de lutter contre le blanchiment ;
Considérant, par ailleurs, qu'alors même que la SOCIETE SOCIETE BWIN INTERACTIVE ENTERTAINMENT AG propose des services relevant du secteur des jeux de loterie par Internet dans un autre Etat membre où elle est établie et où elle est en principe déjà soumise à des conditions légales et à des contrôles de la part des autorités compétentes de ce dernier Etat, ce seul fait ne saurait être regardé comme constituant une garantie suffisante de sauvegarde des objectifs fixés par l'article 1er du décret litigieux ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que les dispositions du décret du 9 novembre 1978 par lesquelles l'Etat a confié l'organisation et l'exploitation des jeux de loterie à une entreprise publique placée sous son contrôle, peuvent, eu égard aux particularités liées à l'offre de jeux de loterie, être regardées comme justifiées par les objectifs de la lutte contre la fraude, de prévention des risques d'une exploitation des jeux d'argent à des fins criminelles et de prévention des phénomènes de dépendance ; que, dès lors, ces dispositions ne méconnaissent pas l'article 49 du Traité instituant la Communauté européenne ; que, par suite, la SOCIETE BWIN INTERACTIVE ENTERTAINMENT AG n'est pas fondée à demander l'annulation de la décision implicite de rejet du Premier ministre résultant du silence gardé sur sa demande formulée le 26 juin 2008 tendant à l'abrogation du décret n° 78-1067 du 9 novembre 1978 ; que doivent, par voie de conséquence, être rejetées ses conclusions tendant à ce qu'il soit enjoint au Premier ministre de procéder à l'abrogation du décret et au ministre du budget de procéder à la résiliation de la convention conclue avec la société La Française des Jeux en application de ce décret ;
Sur les conclusions relatives à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
Considérant qu'il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions présentées par la SOCIETE BWIN INTERACTIVE ENTERTAINMENT AG au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ; que les conclusions de la société La Française des Jeux tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative doivent être rejetées dès lors que celle-ci, qui n'a été mise en cause que pour produire des observations, n'est pas partie à la présente instance ;
D E C I D E :
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Article 1er : La requête de la SOCIETE BWIN INTERACTIVE ENTERTAINMENT AG est rejetée.
Article 2 : Les conclusions présentées par la société La Française des jeux tendant à l'application des dispositions de l'article L.761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la SOCIETE BWIN INTERACTIVE ENTERTAINMENT AG, au Premier ministre, au ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, au ministre du budget, des comptes publics et de la réforme de l'Etat, et à la société La Française des Jeux.
Posté par :
Matthieu ESCANDE
Chercheur en Droit
Université de Toulouse I
Institut de Recherche en Droit Européen, International et Comparé