ARRÊT DE LA COUR (quatrième chambre)
9 septembre 2010 (*)
«Libre prestation des services – Liberté d’établissement – Réglementation nationale établissant un système de concessions pour l’exploitation des jeux de hasard dans les casinos – Obtention des concessions réservée aux seules sociétés anonymes établies sur le territoire national – Attribution de la totalité des concessions en dehors de toute mise en concurrence»
Dans l’affaire C‑64/08,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 234 CE, introduite par le Landesgericht Linz (Autriche), par décision du 23 janvier 2008, parvenue à la Cour le 19 février 2008, dans la procédure pénale contre
Ernst Engelmann,
LA COUR (quatrième chambre),
composée de M. J.‑C. Bonichot, président de chambre, Mme C. Toader, MM. K. Schiemann (rapporteur), P. Kūris et L. Bay Larsen, juges,
avocat général: M. J. Mazák,
greffier: M. K. Malacek, administrateur,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 14 janvier 2010,
considérant les observations présentées:
– pour M. Engelmann, par Mes P. Ruth et T. Talos, Rechtsanwälte, ainsi que par M. A. Stadler,
– pour le gouvernement autrichien, par Mme C. Pesendorfer, en qualité d’agent,
– pour le gouvernement belge, par Mme L. Van den Broeck, en qualité d’agent, assistée de Mes P. Vlaemminck et A. Hubert, advocaten,
– pour le gouvernement hellénique, par Mmes A. Samoni‑Rantou, M. Tassopoulou, O. Patsopoulou et E.‑M. Mamouna, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement espagnol, par Me F. Díez Moreno, en qualité d’agent,
– pour le gouvernement portugais, par MM. L. Inez Fernandes et P. Mateus Calado ainsi que par Mme A. Barros, en qualité d’agents,
– pour la Commission européenne, par Mme P. Dejmek, puis par MM. E. Traversa et H. Krämer, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 23 février 2010,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 43 CE et 49 CE.
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’une procédure pénale engagée contre M. Engelmann pour non‑respect de la législation autrichienne relative à l’exploitation des établissements de jeux.
Le cadre juridique
3 En Autriche, les jeux de hasard sont réglementés par la loi fédérale sur les jeux de hasard (Glücksspielgesetz), dans sa version publiée au Bundesgesetzblatt für die Republik Österreich 620/1989 (ci-après le «GSpG»).
4 Selon les travaux préparatoires du GSpG, cette loi, d’une part, vise à réglementer les jeux de hasard et, d’autre part, poursuit un objectif de nature fiscale.
5 En ce qui concerne l’objectif consistant à réglementer les jeux de hasard, la partie générale des notes explicatives du GSpG expose que, idéalement, une interdiction totale des jeux de hasard serait la réglementation la plus judicieuse mais que, compte tenu du fait bien connu que la passion du jeu semble cependant inhérente à l’homme, il est beaucoup plus judicieux de canaliser cette passion, dans l’intérêt de l’individu et de la société. Elle précise que deux objectifs sont ainsi atteints, à savoir prévenir une dérive des jeux de hasard vers l’illégalité, telle qu’elle peut être observée dans les États interdisant totalement les jeux de hasard et, dans le même temps, permettre à l’État de conserver la possibilité de surveiller les jeux de hasard exploités sur une base légale, cette surveillance devant avoir pour objectif principal la protection du joueur.
6 Du point de vue fiscal, il est relevé, dans lesdites notes explicatives, un intérêt de l’État fédéral à pouvoir tirer les recettes les plus importantes possibles du monopole sur les jeux de hasard, le gouvernement fédéral devant par conséquent, lors de l’adoption de la réglementation relative aux jeux de hasard, tout en respectant et en protégeant l’objectif consistant à réglementer ces jeux, veiller à ce que ceux-ci soient mis en œuvre d’une telle manière que ce monopole lui procure les recettes les plus importantes possibles.
7 L’article 3 du GSpG établit un «monopole d’État» en matière de jeux de hasard en prévoyant que le droit d’organiser et d’exploiter ces jeux est en principe réservé à l’État, sauf disposition contraire de cette loi.
8 En vertu de l’article 21, paragraphe 1, du GSpG, le ministre fédéral des Finances est autorisé à octroyer le droit d’organiser et d’exploiter des jeux de hasard en délivrant des concessions d’exploitation d’établissements de jeux. Le nombre des concessions pouvant être octroyées a été limité à douze au total et une seule concession peut être attribuée par territoire communal.
9 Les conditions d’octroi des concessions d’exploitation sont fixées à l’article 21, paragraphe 2, du GSpG. Il y est notamment précisé que le concessionnaire doit être une société anonyme ayant son siège en Autriche, dont le capital de base doit être au minimum de 22 millions d’euros, et que ce concessionnaire doit, en fonction des circonstances, offrir aux pouvoirs publics locaux les meilleures perspectives d’obtention d’un rendement fiscal optimal, dans le respect des règles du GSpG concernant la protection des joueurs.
10 En vertu de l’article 22 du GSpG, la durée d’une concession ne peut excéder quinze ans.
11 Selon l’article 31, paragraphe 1, du GSpG, le ministère fédéral des Finances dispose d’un droit général de surveillance sur le concessionnaire. Il peut, à cet effet, consulter les comptes de ce dernier et, pour l’exercice du droit de surveillance, ses agents peuvent pénétrer dans les locaux commerciaux du concessionnaire. Par ailleurs, ledit ministère délègue, en vertu de cet article 31, paragraphe 2, un commissaire d’État auprès de la société concessionnaire. Conformément audit article 31, paragraphe 3, les comptes annuels vérifiés doivent en outre être présentés au ministre fédéral des Finances dans le délai de six mois suivant la clôture de l’exercice.
12 L’organisation de jeux de hasard par une personne non titulaire d’une concession d’exploitation ainsi que la participation commerciale à des jeux organisés dans de telles conditions sont passibles de poursuites pénales. Est punissable, aux termes de l’article 168 du code pénal autrichien (Strafgesetzbuch, ci-après le «StGB»), «quiconque organise un jeu formellement prohibé ou dont l’issue favorable ou défavorable dépend exclusivement ou principalement du hasard ou quiconque favorise une réunion en vue de l’organisation d’un tel jeu afin de tirer un avantage pécuniaire de cette organisation ou de cette réunion ou de procurer un tel avantage à un tiers».
Le litige au principal et les questions préjudicielles
13 Les douze concessions d’exploitation d’établissements de jeux prévues à l’article 21 du GSpG sont actuellement détenues par Casinos Austria AG.
14 Ces concessions avaient été initialement octroyées à cette société par une ordonnance administrative du 18 décembre 1991, pour une durée maximale de quinze ans.
15 Les concessions d’exploitation des six établissements de jeux de Bregenz, Graz, Innsbruck, Linz, Salzbourg et Vienne ont ensuite été renouvelées par anticipation pour quinze ans avec effet au 1er janvier 1998, de sorte qu’elles expireront le 31 décembre 2012. De même, les concessions relatives aux six établissements de jeux de Baden, Bad Gastein, Kitzbühel, Kleinwalsertal, Seefeld et Velden ont été renouvelées pour quinze ans avec effet au 1er janvier 2001 et expireront, par conséquent, le 31 décembre 2015.
16 Le gouvernement autrichien a confirmé, en réponse à une question posée par la Cour, que la totalité de ces concessions ont été octroyées sans appel d’offres public préalable.
17 M. Engelmann, ressortissant allemand, a exploité des établissements de jeux en Autriche, du début de l’année 2004 au 19 juillet 2006 à Linz et du mois d’avril 2004 au 14 avril 2005 à Schärding. Dans ces établissements, il offrait notamment à sa clientèle un jeu appelé «roulette d’observation» et les jeux de cartes «Poker» et «Two Aces». Il n’avait ni sollicité l’octroi d’une concession pour l’organisation de jeux de hasard ni bénéficié d’une autorisation légale dans un autre État membre.
18 Par un jugement du 5 mars 2007, le Bezirksgericht Linz a reconnu M. Engelmann coupable d’avoir organisé, sur le territoire autrichien, des jeux de hasard afin d’en retirer un avantage pécuniaire. Il se serait ainsi rendu coupable du délit d’organisation illicite de jeux de hasard prévu à l’article 168, paragraphe 1, du StGB. Pour cette raison, il a été condamné au versement d’une amende de 2 000 euros.
19 M. Engelmann a interjeté appel de ce jugement devant le Landesgericht Linz. Ce dernier éprouve des doutes quant à la compatibilité des dispositions du StGB, lues en combinaison avec les règles autrichiennes relatives aux jeux de hasard, avec le droit de l’Union, plus particulièrement avec les articles 43 CE et 49 CE.
20 Ces doutes sont fondés, premièrement, sur le fait que, à la connaissance de la juridiction de renvoi, l’adoption des dispositions applicables du GSpG n’a pas été précédée d’une analyse des dangers que représente la passion du jeu et des possibilités de prévention qui existent en droit ou en fait. Selon le Landesgericht Linz, ces dispositions seraient contraires à la jurisprudence de la Cour selon laquelle les raisons susceptibles d’être invoquées par un État membre pour justifier une restriction à la libre prestation des services doivent être accompagnées d’une analyse de l’opportunité et de la proportionnalité de la mesure restrictive adoptée par cet État.
21 Deuxièmement, la juridiction de renvoi doute du caractère cohérent et systématique de la politique autrichienne dans le domaine des jeux de hasard donnés en concession. Elle estime qu’il ne saurait y avoir de limitation cohérente et systématique de l’activité liée aux jeux de hasard et de paris que si le législateur évalue tous les domaines et secteurs des jeux de hasard, et intervient alors en fonction du risque de danger ou de dépendance que représente chaque type de jeu. Tel ne serait pas le cas en Autriche. En effet, le monopole autrichien des jeux de hasard permettrait d’organiser massivement de la publicité pour ce secteur et, dans cette mesure, une incitation active à participer à des jeux de hasard ou à des paris serait même acceptée.
22 Troisièmement, le Landesgericht Linz doute qu’il soit conforme aux exigences d’adéquation, de nécessité et de proportionnalité de limiter l’octroi des concessions aux sociétés anonymes dont le siège est situé sur le territoire national aux fins de lutter contre la criminalité économique, le blanchiment d’argent ou la passion du jeu.
23 Quatrièmement, le Landesgericht Linz évoque la recherche active, par les autorités nationales, de recettes fiscales provenant des redevances versées par les établissements de jeux. Cette situation serait en contradiction avec la jurisprudence de la Cour selon laquelle les restrictions aux libertés fondamentales dans le domaine des jeux de hasard doivent avoir véritablement pour but de restreindre les occasions de jeux et non pas de créer une nouvelle source de financement.
24 Selon la juridiction de renvoi, si les dispositions du droit de l’Union permettent d’accorder à M. Engelmann l’autorisation d’exploiter un établissement de jeux de hasard sans qu’il soit tenu de fonder ou d’acquérir une société anonyme ayant son siège sur le territoire autrichien, l’intéressé pourrait en principe se porter candidat à l’obtention d’une concession. Dans la mesure où une telle autorisation lui serait accordée, les éléments constitutifs du délit d’organisation illicite de jeux de hasard au sens de l’article 168 du StGB ne seraient plus réunis.
25 Dans ces conditions, le Landesgericht Linz a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
«1) L’article 43 [CE] doit-il être interprété en ce sens qu’il fait obstacle à une disposition légale d’un État membre qui réserve l’exploitation des jeux de hasard dans les établissements de jeux exclusivement aux sociétés constituées en sociétés anonymes qui possèdent leur siège sur le territoire de cet État membre et qui impose donc la fondation ou l’acquisition d’une telle société dans cet État membre?
2) Les articles 43 [CE] et 49 CE doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils interdisent tout monopole national de certains jeux de hasard, comme les jeux de hasard pratiqués dans les établissements de jeux, lorsque l’État membre concerné ne possède pas de politique cohérente et systématique de restriction des jeux de hasard parce que les organisateurs titulaires d’une concession nationale encouragent la participation aux jeux de hasard – tels que des paris sportifs et des loteries nationaux – et font de la publicité en ce sens à la télévision, dans les journaux ou dans les magazines, une publicité annonçant même qu’une somme d’argent en liquide pour un bulletin de participation sera offerte peu avant le tirage du loto [‘TOI TOI TOI – Glaub ans Glück’] (‘Bonne chance – Crois à la chance’)?
3) Les articles 43 [CE] et 49 CE doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils font obstacle à une disposition nationale conformément à laquelle toutes les concessions d’exploitation de jeux de hasard et d’établissements de jeux prévues par la législation nationale sur les jeux de hasard sont octroyées pour une période de quinze ans sur la base d’une réglementation qui exclut de l’appel d’offres les candidats de l’espace communautaire (qui ne possèdent pas la nationalité de cet État membre)?»
Sur les questions préjudicielles
26 M. Engelmann, qui ne conteste pas ne pas avoir demandé l’attribution d’une concession d’exploitation d’un établissement de jeux en Autriche, ne pouvait, en tout état de cause, obtenir une telle concession dès lors, d’une part, qu’il ne remplissait pas les conditions exigées par la législation nationale en cause, à savoir constituer une société anonyme possédant son siège dans cet État membre, et, d’autre part, que la totalité des concessions prévues par la législation nationale avaient déjà été octroyées à une société autrichienne. Selon la juridiction de renvoi, l’existence des éléments constitutifs du délit reproché à M. Engelmann est liée à la question de la licéité de cette exclusion. Il convient, par conséquent, d’examiner en premier lieu les première et troisième questions.
Sur la première question
27 Par sa première question, la juridiction de renvoi demande en substance si l’article 43 CE s’oppose à deux des conditions imposées par la législation nationale aux titulaires de concessions d’exploitation d’établissements de jeux, à savoir l’obligation de revêtir la forme juridique d’une société anonyme et celle d’avoir leur siège sur le territoire national.
Sur l’obligation faite aux concessionnaires de revêtir la forme juridique d’une société anonyme
28 La condition selon laquelle les opérateurs souhaitant exploiter des établissements de jeu doivent revêtir la forme juridique d’une société anonyme constitue une restriction à la liberté d’établissement au sens de l’article 43 CE. Une telle condition empêche notamment les opérateurs qui sont des personnes physiques, ainsi que les entreprises qui ont choisi, dans leur pays d’établissement, une autre forme sociale, de créer un établissement secondaire en Autriche (voir, en ce sens, arrêts du 12 juillet 1984, Klopp, 107/83, Rec. p. 2971, point 19; du 7 juillet 1988, Stanton et L’Étoile 1905, 143/87, Rec. p. 3877, point 11, ainsi que du 29 avril 2004, Commission/Portugal, C‑171/02, Rec. p. I‑5645, point 42).
29 Il convient d’examiner dans quelle mesure cette restriction peut néanmoins être admise au titre des mesures dérogatoires expressément prévues par le traité CE ou justifiée, conformément à la jurisprudence de la Cour, par des raisons impérieuses d’intérêt général. L’article 46, paragraphe 1, CE admet des restrictions justifiées par des raisons d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique. La jurisprudence de la Cour a identifié un certain nombre de raisons impérieuses d’intérêt général susceptibles de justifier également lesdites restrictions, telles que notamment les objectifs de protection des consommateurs, de prévention de la fraude et de l’incitation des citoyens à une dépense excessive liée au jeu ainsi que de prévention des troubles à l’ordre social en général.
30 Ainsi que l’ont relevé la Commission européenne dans ses observations et M. l’avocat général au point 68 de ses conclusions, certains objectifs peuvent éventuellement justifier que soit imposée à un opérateur l’obligation de revêtir une forme juridique particulière. En effet, les obligations auxquelles sont tenues les sociétés anonymes, notamment en ce qui concerne leur organisation interne, la tenue de leurs comptes, les contrôles dont elles peuvent faire l’objet et les relations avec les tiers, pourraient, compte tenu des spécificités du secteur des jeux et des dangers qui y sont liés, justifier une telle obligation.
31 L’appréciation à porter sur le point de savoir si de tels objectifs sont, en l’occurrence, effectivement poursuivis par l’exigence, pour l’opérateur, de revêtir la forme juridique d’une société anonyme et s’ils sont susceptibles de constituer une justification au titre d’une mesure dérogatoire expressément prévue par le traité ou d’une raison impérieuse d’intérêt général reconnue par la jurisprudence de la Cour ainsi que, le cas échéant, si ladite exigence respecte le principe de proportionnalité ne saurait être effectuée en l’absence d’éléments d’information supplémentaires. Il appartiendra, dans de telles circonstances, aux juridictions nationales d’effectuer cette appréciation.
Sur l’obligation faite aux titulaires de concessions d’exploitation d’établissements de jeux d’avoir leur siège sur le territoire national
32 Ainsi que l’a relevé, en substance, M. l’avocat général aux points 51 et 52 de ses conclusions, l’obligation faite aux titulaires de concessions d’exploitation d’établissements de jeux d’avoir leur siège sur le territoire national constitue une restriction à la liberté d’établissement au sens de l’article 43 CE en ce qu’elle opère une discrimination envers les sociétés dont le siège se trouve dans un autre État membre et empêche ces sociétés d’exploiter, par l’intermédiaire d’une agence, d’une succursale ou d’une filiale, des établissements de jeux en Autriche.
33 Ce constat n’est en rien remis en cause par la circonstance, invoquée par le gouvernement autrichien, selon laquelle cette obligation ne pèse sur les opérateurs qu’à partir du moment où ils ont été sélectionnés et pour la durée de la concession. En effet, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 62 de ses conclusions, une telle obligation peut être de nature à dissuader les sociétés établies dans d’autres États membres de se porter candidates en raison des frais d’établissement et d’installation en Autriche qu’elles auraient à supporter dans le cas où leur candidature serait retenue. Ce système ne permet pas, par ailleurs, d’éviter qu’une société ayant son siège dans un autre État membre soit empêchée d’exploiter des établissements de jeux sur le territoire autrichien par l’intermédiaire d’une agence, d’une succursale ou d’une filiale.
34 Il ressort à cet égard de la jurisprudence de la Cour que, dans la mesure où une restriction, telle que celle constatée en l’espèce, a un caractère discriminatoire, elle n’est compatible avec le droit de l’Union que si elle relève d’une disposition dérogatoire expresse, tel l’article 46 CE, à savoir l’ordre public, la sécurité publique et la santé publique (arrêts du 16 janvier 2003, Commission/Italie, C‑388/01, Rec. p. I‑721, point 19, et du 6 octobre 2009, Commission/Espagne, C‑153/08, non encore publié au Recueil, point 37).
35 Une telle restriction doit par ailleurs satisfaire aux conditions qui ressortent de la jurisprudence de la Cour en ce qui concerne sa proportionnalité et ne saurait être considérée comme propre à garantir la réalisation de l’objectif invoqué que si elle répond véritablement au souci de l’atteindre d’une manière cohérente et systématique (voir, en ce sens, arrêt du 8 septembre 2009, Liga Portuguesa de Futebol Profissional et Bwin International, C‑42/07, non encore publié au Recueil, points 59 à 61).
36 Le gouvernement autrichien soutient que l’obligation faite aux titulaires de concessions d’exploitation d’établissements de jeux d’avoir leur siège sur le territoire national a pour objectif de permettre un contrôle efficace des opérateurs actifs dans le secteur des jeux de hasard, dans le but de prévenir l’exploitation de ces activités à des fins criminelles ou frauduleuses. Cette obligation permettrait notamment qu’un certain contrôle soit exercé sur les décisions prises par les organes sociaux, en raison de la présence, au sein d’organes tels que le conseil de surveillance, de représentants de l’État.
37 Sans qu’il soit nécessaire de déterminer si cet objectif est susceptible de relever de la notion d’ordre public, il suffit de constater à cet égard que l’exclusion catégorique des opérateurs ayant leur siège dans un autre État membre apparaît disproportionnée, car allant au‑delà de ce qui est nécessaire pour combattre la criminalité. En effet, divers moyens existent pour contrôler les activités et les comptes de ces opérateurs (voir, en ce sens, arrêts du 6 novembre 2003, Gambelli e.a., C‑243/01, Rec. p. I‑13031, point 74; du 6 mars 2007, Placanica e.a., C‑338/04, C‑359/04 et C‑360/04, Rec. p. I‑1891, point 62, ainsi que Commission/Espagne, précité, point 39).
38 Peuvent notamment être citées la possibilité d’exiger la tenue de comptes séparés pour chaque établissement de jeux d’un même opérateur, vérifiés par un comptable extérieur, celle d’obtenir la communication systématique des décisions des organes des titulaires de concessions ainsi que celle de recueillir des informations au sujet de leurs dirigeants ou de leurs principaux actionnaires. En outre, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 60 de ses conclusions, des contrôles peuvent être effectués sur toute entreprise établie dans un État membre et des sanctions peuvent lui être infligées, quel que soit le lieu de résidence de ses dirigeants.
39 Par ailleurs, eu égard à l’activité en cause, à savoir l’exploitation d’établissements de jeux situés sur le territoire autrichien, rien ne s’oppose à ce que des vérifications soient effectuées dans les locaux de ces établissements afin, notamment, d’éviter toute fraude commise par les opérateurs au détriment des consommateurs.
40 Il convient, par conséquent, de répondre à la première question que l’article 43 CE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à la réglementation d’un État membre qui réserve l’exploitation des jeux de hasard dans les établissements de jeux exclusivement aux opérateurs ayant leur siège sur le territoire de cet État membre.
Sur la troisième question
41 Bien que la troisième question vise, selon son libellé même, les conditions discriminatoires applicables, en vertu de la législation nationale, aux appels d’offres aux fins de l’attribution des concessions d’exploitation des établissements de jeux en Autriche, il est constant, à la lumière des informations fournies par le gouvernement autrichien, qu’aucun appel d’offres n’a été organisé et qu’aucune transparence n’a été assurée en vue de l’octroi à Casinos Austria AG, avec effet, respectivement, au 1er janvier 1998 et au 1er janvier 2001, des douze concessions existant à la date des faits au principal. Ces douze concessions représentaient, par ailleurs, la totalité des concessions prévues par la législation nationale.
42 Il convient, par conséquent, d’interpréter la troisième question comme tendant à ce que soit tranché le point de savoir si les articles 43 CE et 49 CE s’opposent à l’octroi, en dehors de toute mise en concurrence, de la totalité des concessions d’exploitation des établissements de jeux sur le territoire d’un État membre pour une durée de quinze ans.
43 Trois restrictions distinctes peuvent être identifiées dans ce contexte, à savoir, premièrement, la limitation du nombre des concessions d’exploitation d’établissements de jeux, deuxièmement, l’octroi de ces concessions pour une durée de quinze ans et, troisièmement, le fait que cet octroi a eu lieu en dehors de toute transparence. Il convient d’examiner séparément, pour chacune de ces restrictions, notamment si elle est propre à garantir la réalisation du ou des objectifs invoqués par l’État membre en cause et si elle ne va pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre (arrêts Placanica e.a., précité, point 49, ainsi que du 8 septembre 2010, Carmen Media Group, C-46/08, non encore publié au Recueil, point 60).
44 En ce qui concerne, en premier lieu, le fait que le nombre de concessions d’exploitation d’établissements de jeux est limité, il est constant qu’une telle limitation comporte des entraves à la liberté d’établissement ainsi qu’à la libre prestation des services (arrêt Placanica e.a., précité, points 50 et 51).
45 Il apparaît néanmoins, sous réserve d’une vérification par la juridiction de renvoi, que, dans le secteur concerné, une limitation du nombre des concessions, et donc des établissements de jeux, à douze, ce qui représente, selon les indications fournies par le gouvernement autrichien, un établissement pour 750 000 habitants, permet, de par sa nature même, de limiter les occasions de jeu et ainsi d’atteindre un objectif d’intérêt général reconnu par le droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêts précités Gambelli e.a., points 62 et 67; Placanica e.a., point 53, ainsi que Carmen Media Group, point 84). Dès lors que les consommateurs doivent se déplacer pour se rendre dans les locaux d’un établissement pour pouvoir participer aux jeux de hasard en cause, une limitation du nombre de ces établissements a pour conséquence de renforcer les obstacles à la participation à de tels jeux.
46 En ce qui concerne, en deuxième lieu, la durée des concessions, il ressort de la jurisprudence de la Cour que l’octroi de concessions d’une durée pouvant aller jusqu’à quinze ans est de nature à gêner, voire prohiber, l’exercice, par des opérateurs situés dans d’autres États membres, des libertés garanties par les articles 43 CE et 49 CE et constitue dès lors une restriction à l’exercice de ces libertés (voir, en ce sens, arrêt du 9 mars 2006, Commission/Espagne, C‑323/03, Rec. p. I‑2161, point 44).
47 S’agissant d’apprécier la compatibilité de cette restriction avec le droit de l’Union, il importe de rappeler que la liberté d’établissement et la libre prestation des services, en tant que principes fondamentaux du traité, ne peuvent être limitées que par des réglementations justifiées par des raisons impérieuses d’intérêt général et s’appliquant à toute personne ou entreprise exerçant une activité sur le territoire de l’État membre d’accueil. En outre, afin d’être ainsi justifiée, la réglementation nationale en cause doit être propre à garantir la réalisation de l’objectif qu’elle poursuit et ne pas aller au‑delà de ce qui est nécessaire pour qu’il soit atteint (arrêt du 9 mars 2006, Commission/Espagne, précité, point 45 et jurisprudence citée).
48 Tel paraît être le cas en l’espèce, l’octroi de concessions pour une durée pouvant aller jusqu’à quinze ans apparaissant, sous réserve d’une vérification par la juridiction de renvoi, justifié eu égard, notamment, à la nécessité pour le concessionnaire de disposer d’un délai suffisamment long pour amortir les investissements exigés par la création d’un établissement de jeux.
49 En ce qui concerne, en troisième lieu, la procédure d’octroi des concessions en cause au principal, il convient de rappeler d’emblée que, si, en l’état actuel du droit de l’Union, les concessions de services ne sont régies par aucune des directives par lesquelles le législateur de l’Union a réglementé le domaine des marchés publics, les autorités publiques qui octroient de telles concessions sont néanmoins tenues de respecter les règles fondamentales des traités, notamment les articles 43 CE et 49 CE, ainsi que l’obligation de transparence qui en découle (voir, en ce sens, arrêts du 7 décembre 2000, Telaustria et Telefonadress, C‑324/98, Rec. p. I‑10745, points 60 et 61; du 21 juillet 2005, Coname, C‑231/03, Rec. p. I‑7287, points 16 à 19; du 13 octobre 2005, Parking Brixen, C‑458/03, Rec. p. I‑8585, points 46 à 48; du 13 avril 2010, Wall, C‑91/08, non encore publié au Recueil, point 33, et du 3 juin 2010, Sporting Exchange, C‑203/08, non encore publié au Recueil, point 39).
50 Sans nécessairement impliquer une obligation de procéder à un appel d’offres, ladite obligation de transparence, qui s’applique lorsque la concession de services concernée est susceptible d’intéresser une entreprise située dans un État membre autre que celui dans lequel cette concession est attribuée, impose à l’autorité concédante de garantir, en faveur de tout soumissionnaire potentiel, un degré de publicité adéquat permettant une ouverture de la concession de services à la concurrence ainsi que le contrôle de l’impartialité des procédures d’attribution (arrêt Sporting Exchange, précité, points 40 et 41 ainsi que jurisprudence citée).
51 L’attribution d’une concession, en dehors de toute transparence, à un opérateur situé dans l’État membre dont relève l’autorité adjudicatrice est en effet constitutive d’une différence de traitement au détriment des opérateurs établis dans d’autres États membres, qui n’ont aucune possibilité réelle de manifester leur intérêt pour obtenir la concession en cause. Une telle différence de traitement est contraire aux principes d’égalité de traitement et de non‑discrimination en raison de la nationalité, et est constitutive d’une discrimination indirecte selon la nationalité, interdite par les articles 43 CE et 49 CE, à moins qu’elle ne soit justifiée par des circonstances objectives (voir, en ce sens, arrêts Coname, précité, point 19; Parking Brixen, précité, point 50, ainsi que du 17 juillet 2008, ASM Brescia, C‑347/06, Rec. p. I‑5641, points 59 et 60).
52 Le fait que la délivrance d’autorisations d’exploiter des établissements de jeux n’équivaudrait pas à des contrats de concession de services ne saurait, à lui seul, justifier que les exigences qui découlent de l’article 49 CE, notamment le principe d’égalité de traitement et l’obligation de transparence, soient méconnues (voir, en ce sens, arrêt Sporting Exchange, précité, point 46).
53 En effet, l’obligation de transparence apparaît comme une condition préalable obligatoire du droit d’un État membre d’attribuer des autorisations d’exploitation des établissements de jeux, quel que soit le mode de sélection des opérateurs puisque les effets de l’attribution de telles autorisations à l’égard des entreprises établies dans d’autres États membres et qui seraient potentiellement intéressées par l’exercice de cette activité sont les mêmes que ceux d’un contrat de concession de services.
54 Il convient de rappeler, par ailleurs, que, lorsque est institué, dans un État membre, un régime d’autorisation poursuivant des objectifs légitimes reconnus par la jurisprudence, un tel régime d’autorisation ne saurait légitimer un comportement discrétionnaire de la part des autorités nationales, de nature à priver de leur effet utile les dispositions du droit de l’Union, notamment celles relatives à des libertés fondamentales telles que celles en cause au principal (voir, notamment, arrêts précités Sporting Exchange, point 49, et Carmen Media Group, point 86).
55 En effet, aux termes d’une jurisprudence constante, pour qu’un régime d’autorisation administrative préalable soit justifié alors même qu’il déroge à de telles libertés fondamentales, il doit être fondé sur des critères objectifs, non discriminatoires et connus à l’avance, de manière à encadrer l’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités nationales afin que celui-ci ne soit pas utilisé de manière arbitraire. En outre, toute personne frappée par une mesure restrictive fondée sur une telle dérogation doit pouvoir disposer d’une voie de recours effective de nature juridictionnelle (voir arrêts précités Sporting Exchange, point 50, et Carmen Media Group, point 87).
56 Dans l’affaire au principal, il y a lieu de constater que l’absence totale de transparence aux fins de l’octroi des concessions d’exploitation des établissements de jeux, avec effet au 1er janvier 1998 et au 1er janvier 2001, n’est pas conforme aux articles 43 CE et 49 CE.
57 Le gouvernement autrichien s’est borné à relever à cet égard que la procédure d’octroi des concessions était conforme au droit national alors en vigueur et à faire valoir qu’aucune exigence de transparence n’avait pu être déduite, à cette époque, de la jurisprudence de la Cour. Ce gouvernement soutient également que des opérateurs remplissant les conditions prévues par la législation applicable auraient pu se porter spontanément candidats à l’attribution d’une concession. Or, aucune de ces circonstances ne constitue une justification au titre d’une mesure dérogatoire expressément prévue par le traité ou d’une raison impérieuse d’intérêt général reconnue par la jurisprudence de la Cour et pouvant justifier l’attribution des concessions en cause au principal en dehors de toute transparence.
58 Eu égard à l’ensemble de ces considérations, il convient de répondre à la troisième question que l’obligation de transparence découlant des articles 43 CE et 49 CE ainsi que des principes d’égalité de traitement et de non‑discrimination en raison de la nationalité s’oppose à l’octroi, en dehors de toute mise en concurrence, de la totalité des concessions d’exploitation d’établissements de jeux sur le territoire d’un État membre.
Sur la deuxième question
59 Compte tenu des réponses apportées aux première et troisième questions ainsi que du fait que la juridiction de renvoi établit, ainsi qu’il a été relevé au point 26 du présent arrêt, un lien entre les éléments constitutifs du délit reproché à M. Engelmann et la question de savoir si celui‑ci a été légalement exclu de la possibilité d’obtenir une concession, il n’est pas nécessaire de répondre à la deuxième question.
Sur les dépens
60 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle‑ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (quatrième chambre) dit pour droit:
1) L’article 43 CE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à la réglementation d’un État membre qui réserve l’exploitation des jeux de hasard dans les établissements de jeux exclusivement aux opérateurs ayant leur siège sur le territoire de cet État membre.
2) L’obligation de transparence découlant des articles 43 CE et 49 CE ainsi que des principes d’égalité de traitement et de non‑discrimination en raison de la nationalité s’oppose à l’octroi, en dehors de toute mise en concurrence, de la totalité des concessions d’exploitation d’établissements de jeux sur le territoire d’un État membre.
Posté par :
Matthieu ESCANDE
Enseignant-Chercheur en Droit
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Détaché au Collège Universitaire français de Moscou/MGU
Doctorant en Droit
Université de Toulouse I
Institut de Recherche en Droit Européen, International et Comparé